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le 02 Novembre 2025

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Port Grimaud : l’audace architecturale qui a changé le littoral varois

Denise Spoerry, témoin privilégiée de l’épopée architecturale de François Spoerry, répond aux questions de La Gazette du Var (1ère partie).

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Dans les années 1960, au cœur du littoral varois, un architecte visionnaire imagine une cité lacustre inspirée de Venise : Port-Grimaud. Construite sans soutien bancaire, portée par la passion de la voile et l’audace d’un homme, cette ville sur l’eau devient une utopie réalisée. Denise Spoerry, témoin direct de cette aventure, revient sur les débuts du chantier, la personnalité de François Spoerry, et l’héritage d’une architecture douce.

Une jeunesse au cœur du chantier

Comment êtes-vous entrée dans l’aventure ?

DS. En 1968, des amis de l’école des Beaux-Arts de Mulhouse m’ont proposé de les rejoindre à Port Grimaud dans le sud de la France sur un projet d’architecte. Je découvre les prémices : quelques maisons, un canal, des plans. J’ai su que je ne pourrais rien faire d’aussi fort. Je me suis installée, et je ne suis jamais repartie.

Quelle ambiance régnait sur le chantier ?

DS. C’était l’excitation, la fête, la vitesse. Les gens venaient, curieux, mais il n’y avait rien à vendre encore.

On leur disait : « Ce sera prêt dans un an ou deux ». C’était ludique, les vacances, le plaisir, les bateaux…

Moi, je suis tombée amoureuse de Port-Grimaud.

François Spoerry, l’homme derrière le rêve

Qui était François Spoerry ?

DS. Architecte alsacien, passionné de voile, il rêvait d’un port privé pour son bateau. Lors d’un déjeuner à Cavalaire, un ami lui parle d’un terrain marécageux. À 16 h, ils vont le voir et François signe le compromis dans la foulée. Il a une vision : la lagune de Venise. Le terrain marécageux et sablonneux faisait 30 hectares, inutilisés.

Comment l’administration a-t-elle accueilli ce projet révolutionnaire ?

DS. Avant 1968, ce fut un parcours semé d’embûches. Convaincre les décideurs qu’une cité-port pouvait naître sur des marécages n’avait pas d’exemple en France. François, jeune et rescapé des camps de concentration, a insisté sur sa vision. Il inspirait confiance malgré l’audace du projet qu’il autofinançait. Il a démarché les ministères, jusqu’à ce qu’un haut fonctionnaire nommé Théobald croie en lui, et l’aide à obtenir le permis de construire le 14 juin 1966.

Pensez-vous que son passé de résistant ait influencé cette audace ?

DS. Absolument. Engagé dans la Résistance, déporté, il avait survécu à l’extrême. Prendre des risques lui était devenu naturel. Persévérer face au scepticisme ambiant relevait du même courage.

Avec le recul, quel est selon vous le secret de cette réussite ?

DS. Deux éléments : la passion d’un architecte visionnaire, et un site vierge offrant la liberté de recréer une lagune vénitienne en Provence.

Une architecture douce et vivante

Comment s’est pensée la conception architecturale ?

DS. Tout a été dessiné à Mulhouse, dans ses bureaux avec l’aide précieuse de plusieurs collaborateurs dont l’un d’entre eux, Armand Spiegel, toujours présent. François pensait en infrastructures de vie, à la manière du « landscaping » américain. Il avait une vision de ville avec tout ce que cela comporte.

Cette vision s’incarne dans un style néo-provençal ?

DS. Oui. Il a même écrit un livre « L’Architecture douce » dont voici un extrait : « L'atmosphère particulière à Port-Grimaud, qui lui confère une sorte de pérennité, procède de cette solidarité avec les constructions des siècles passés, mais aussi de l'utilisation systématique des faibles pentes des toits, des tuiles romaines aux tons pastel, des génoises qui règnent sur toutes les constructions, des enduits dont la gamme des ocres et des jaunes paille est devenue avec le temps un enchantement. Nous avons employé en l’interprétant les couleurs de l'architecture provençale ».

Une philosophie qui rayonne

Il a poursuivi des projets ailleurs ?

DS. Oui, à Hyères près des salins, tout était signé et le projet fut bloqué par un changement de gouvernement. En Guadeloupe, il étudiait une cité lacustre. Il a aussi travaillé en Égypte, en Turquie, en Asie, à New York… Là-bas, il y avait plus de liberté.

Une cité pour le vivre-ensemble

Et sur le plan sécuritaire ?

DS. Port-Grimaud est un lieu paisible. Je serais curieuse de voir les rapports de police depuis sa création : je doute qu’il y ait eu beaucoup d’agressions.

La proximité de Saint-Tropez était-elle stratégique ?

DS. Bien sûr. François savait qu’il fallait être près d’un lieu attractif et d’un aéroport. Il investissait son propre argent, il fallait vendre, et vite.

Quelle image gardez-vous de son rayonnement ?

DS. Je me souviens d’un marché au Mexique, en 1972. On y vendait des T-shirts marqués « Saint-Tropez », d’autres « Brigitte Bardot » et « Port-Grimaud ». Des Japonais, des Chinois sont venus. Ce n’est pas Disney, mais une vraie attraction.

Port-Grimaud n’est pas un simple projet immobilier, c’est un rêve amarré dans le golfe de Saint-Tropez. Un refus du béton, et une foi dans le vivre-ensemble. Et grâce à ceux qui l’ont bâti, il continue de naviguer dans le cœur des visiteurs et des habitants. François Spoerry a su conjuguer art, audace et humanisme. Son œuvre continue d’inspirer bien au-delà du littoral varois.

Une bataille de nom : l’INPI tranche

Un dernier épisode éclaire les tensions entre la commune de Grimaud et les instances représentatives de Port-Grimaud : la décision de l’INPI d’annuler les marques « Port Grimaud » déposées par la commune.

Saisie par les représentants de Port-Grimaud, l’INPI a estimé que ces dépôts avaient été effectués de mauvaise foi. Selon l’Institut, la commune a tenté de s’approprier une identité territoriale et commerciale qui ne lui appartenait pas. Cette décision administrative envoie un signal fort : la captation d’un nom emblématique, lié à une histoire et à une gouvernance locale spécifique, ne peut se faire sans respecter les droits antérieurs. Elle rétablit symboliquement la légitimité de Port-Grimaud à disposer de son propre nom.

Propos recueillis par Pierre BEGLIOMINI - Photos DR.